En manque...

Assis à son bureau, Keilan eut un nouveau sursaut. Il avait encore failli s’endormir. Il balaya son environnement de ses yeux hagards : son dossier en cours ouvert au centre du bureau, de la paperasse un peu partout, 5 gobelets en plastique empilés dans un coin et surtout… la fenêtre grande ouverte laissant passer à la fois l’air frais matinal mais aussi la lumière du jour. Ce n’était pas super agréable mais ça avait au moins eu le mérite de le garder à peu près éveillé… jusqu'à la dernière demi-heure. Le jeune Arnaith s’enfouit le visage dans ses mains, se frottant les yeux pour tenter de reprendre un peu ses esprits. Il fallait qu’il fasse quelque chose, qu’il bouge, sinon le sommeil allait de nouveau le rattraper. Son regard se posa de nouveau sur la pile de gobelets en plastique… Oui voilà ce qu’il lui fallait, du café ! Ou plutôt de la caféine, enfin bref… Il se leva de son siège un peu rapidement et fut pris de quelques vertiges dus à sa fatigue et sa légère hypotension. Il marqua une pause, le temps que son équilibre redevienne à peu près stable et sortit du bureau.

La salle de repos – et donc la machine à café – se situait à l’étage en dessous du sien. Il croisa plusieurs personnes qui le saluèrent, saluts auxquels il répondit d’un simple mouvement de tête… Il les connaissait pourtant quasiment tous, ayant accès aux dossiers de la plupart d’entre eux pour les besoins de son travail. Décidemment, ça n’allait pas fort ce matin… Au bout du couloir, l’ascenseur était ouvert, quatre personnes attendant déjà à l’intérieur, certaines lui portant un regard interrogateur, l'une d'elle ayant le doigt sur le bouton d’ouverture des portes. Trop de monde… Keilan bifurqua et se dirigea vers les escaliers, au moins là il serait tranquille.

Arrivant à proximité de sa destination, le jeune homme commença à entendre un brouhaha incessant. Il jeta alors un œil à la pendule située au dessus de l’entrée de la salle de détente : 10h04… C’était l’heure de la pause café… S’il avait fait attention, il aurait attendu un bon quart d’heure avant de descendre, m’enfin, maintenant qu’il était là… Il poussa la porte et entra, s’efforçant de faire disparaître les traits fatigués de son visage.

Ouais, définitivement, il y avait trop de monde en même temps dans cette pièce. A peine rentré, la fumée de cigarette lui attaqua les poumons et il étouffa un petit toussotement. Il repéra rapidement la machine à café et se fraya un chemin vers celle-ci, évitant au maximum les contacts – pas simple quand il y a 25 personnes dans une trentaine de m². Arrivé devant sa dealeuse de drogue préférée, Keilan s’aperçut qu’un jeune homme était déjà devant. Il le reconnut, un dénommé Angelo Borgia, il n’avait jamais eu affaire à lui mais avait appris récemment qu’il était dans les petits papiers de Jadenoire en ce moment.

[PV Angelo, évidemment ]

Les humains n’ont pas toujours inventé des choses bonnes, que ce soit pour leur espèce ou pour d’autres. Grosse pensée pour les créatures génétiquement modifiées, qu’un jour quelqu’un finira bien par déterminer par le terme qui convient : un fiasco. Mais des fois, ils trouvent des trucs vraiment mais alors vraiment bien. Le café, ça fait partie de ce genre de découvertes mirifiques, le type que si on était passé à côté, les révolutions auraient pas été les mêmes, et p’têt même que la Thianra aurait dépassé les Arnaiths, parce que l’humanité n’aurait pas été ce qu’elle est actuellement sans le café. Cela dit, ça marche aussi très bien sur les créatures précédemment citées, se dit Angelo Borgia, Arnaith et créature de son état, appuyé sur un rangement à tiroir métallique négligemment, et en présentement en train de déguster un gobelet en plastique de café, se léchant les babines paresseusement. Oui, il prend une pause dans son travail parce que les secrétaires lui tapent sur les nerfs.

Stupides femelles toutes pleines de phéromones et de parfum. C’est incroyablement difficile de travailler parmi elles quand on a un odorat un tant soit peu développé et qu’on ne peut échapper à leur incessante présence zélée. Où sont la retenue et la discrétion toute féline dans ces bureaux Arnaiths ? Disparues. Fallait pas travailler avec l’ennemi, mon grand. Enfin, il a trouvé un échappatoire très intéressant, l’Angelo. Le café. Fusiller son nez en l’approchant du liquide sombre et odorant. C’est que ça lui en filerait des frissons le long de la colonne vertébrale – encore heureux qu’il soit assez bon comédien pour ne pas afficher un air bêtement orgasmique. Ca serait pas discret du tout !

Et là c’est le drame. Café fini. Il jette un regard malheureux au fond blanc du verre en plastique, le froisse légèrement entre ses doigts, et regarde autour de lui d’un air perdu. Normal, il ne se repère plus du tout à l’odorat, maintenant qu’il est empli de café jusqu’aux sinus… Peut-il aller travailler normalement ? Espérons. Il retourne à son bureau, supporte avec une patience qui chaque jour s’agrandit les piaillements et gloussements des secrétaires. On alterne sourires indulgents et ton sévère avec brio, on se force à rester zeeeen, caaaaalme… « Putain, je suis vraiment un sociopathe, moi » constatera avec froideur l’agent Borgia quand il réussira à faire fondre en larmes une de ces perdrix effarouchées que sont les secrétaires. Soupir. Les odeurs reviennent, il a passé à peine un quart d’heure dans le brouillard olfactif. Foutue nature modifiée !

Il se lève, ne donne aucune explication à personne, et va se chercher un café puisque c’est comme ça. C’est bien parce que ça l’aide beaucoup à ne pas se faire remarquer par des éclats de mauvaise humeur qu’il va le chercher, ce foutu café. Parce que l’endroit où on va chercher le précieux breuvage est très voisin de la cour de récréation des nouveaux mutants, les M. Et Angelo, les M, plus il en est éloigné, mieux il s’en porte. Déjà qu’il avait peur que les humains normaux ne découvre son double-jeu, mais alors là… En plus il pourra à peine se défendre face à des muscles modifiés. Autant dire que moins il les côtoie, mieux il se porte. Et c’est pour ça qu’il va se dépêcher de prendre son café – noir, fort, sans rien dedans – et va repartir vite vers son bureau et ces idiotes de volaille de basse-cour de secrétaires ! Dommage, un gêneur vient se foutre dans ses jambes. Re-dommage, c’est un collègue. Re-re-dommage, il est plus vieux que lui, il peut pas se permettre de l’envoyer balader comme il le fait avec ses voisines les secrétaires-poules.

« Keilan, salut. »

Il lui sert un sourire qui sonne atrocement faux, un ton détaché dont un sourd devinerait la tension qu’il cache, et la façon qu’il a de bouger dénonce très bien son malaise quant à la proximité. D’autant de monde, des Arnaiths M ? Peut-être des deux. Il faut absolument qu’il arrive à lever son gobelet jusqu’à son nez en ayant l’air naturel sans quoi il va tourner de l’œil dans moins d’une minute… Il ferme à demi les yeux, hume le café, et ses traits marqués semblent se détendre un peu. Une fois que Keilan a pris sa boisson-drogue, il lui propose de s’éloigner d’un signe de tête distrait.

« Tu m’as pas l’air très en forme, hm. »

Il le parcourt du regard avec une certaine discrétion, planquant derrière son café son regard inquisiteur. L’Arnaith plus âgé a l’air de quelqu’un de très soucieux, qui dort peu, et du coup, d’assez peu abordable. Pas grave, Angelo non plus n’est pas abordable.

Alors que le jeune homme brun se tourne vers lui, armé du breuvage sacré, Keilan pose sur lui son traditionnel regard dépourvu d’émotion. L’Arnaith a l’air au moins aussi mal à l’aise que lui, même si apparemment c’est autre chose que la fatigue qui le travaille, en témoigne l’absence totale de cernes sous ses yeux et son regard fuyant. Néanmoins, Angelo le gratifie quand même d’un salut et même d’un sourire – certes contrit mais un sourire quand même. Un peu réveillé par sa courte marche, il ne peut s’empêcher de sourire à son tour à l’entente de son prénom et répond sur un ton désinvolte avec un signe de tête vers la machine à café :

« Salut Angelo. Tu permets ? »

Voyant que l’intéressé se réfugie dans son verre de café, Keilan commande son expresso serré et sans sucre – 3.5 cm de pur concentré de caféine, il lui faut au moins ça. Il récupère son gobelet et hausse un sourcil sur l’invitation muette de son collègue. Ca fait un moment qu’il n’a pas adressé la parole à quelqu’un en dehors de son travail… C’est pas que ça lui manque mais bon, ça ne peut pas lui faire de mal. Il le suit donc dans un coin de la pièce, un peu plus calme que les autres. Une fois appuyé contre un mur, une main dans la poche de son pantalon, il s’autorise un soupir avant de prendre une lampée de café. Apparemment, son interlocuteur avait l’air un peu moins tendu, c’était peut-être la fumée qui l’indisposait. En tous cas, son air fatigué ne lui avait pas échappé, malgré ses efforts pour le cacher.

« J’ai connu mieux, en effet. Faudrait vraiment qu’on pense à ajouter quelques heures en plus des vingt-quatre conventionnelles que compte une journée. »

Il avait adopté un ton anecdotique, limite dérisoire, désireux de ne pas s’étendre plus sur son compte. Aussi, il réoriente la conversation, parlant pour le coup sur un ton curieux et plutôt amical, en réponse au tutoiement naturel de son collègue.

« Dis moi, tu travailles dans quelle section, toi ? J’t’ai déjà croisé plusieurs fois mais j’arrive pas à te situer. »

Où plutôt il n’arrive plus à se souvenir de ce qu’il avait lu sur lui. Enfin, ça a au moins le mérite d’à la fois agrémenter la conversation, montrer un intérêt pour le jeune homme et changer de sujet.

Dans un coin moins populaire de la salle qu’est celui de la machine à café, Angelo se sent beaucoup mieux, l’espace vital moins contrarié par des dizaines de corps trop proches du sien, des gestes brusques qu’il ne peut pas s’empêcher de surveiller du coin de l’œil, et éclats de voix qui lui heurtent les tympans. Oui, décidément, il est bien mieux adossé contre un mur blanc cassé, son gobelet de café bien serré entre ses doigts, les yeux demi-fermés. Loin de tous ces bêtes humains stressants qui exhalent des tonnes d’odeurs ultra-concentrées sans même s’en rendre compte ! Son regard artificiellement noisette se pose sur Keilan, l’expression gommée par les lentilles. Lui il a l’air de plus savoir se contrôler que les autres.

« Ajouter des heures ? Je ne suis pas sûr que ça règlerait ton problème d’insomnie, tu sais. Tu bois sans doute trop de café. »

Avec ce qu’il avale comme café par jour, il doit avoir un trou aux bords brûlés dans l’estomac, le Keilan… Angelo boit une gorgée de son gobelet, se brûlant les lèvres au passage. Plus de temps il perd à discuter avec l’autre Arnaith, mieux c’est. Il reste loin des secrétaires gloussantes et c’est très bien comme ça ! Sûr que le brun qui lui fait face n’a pas vraiment le profil d’une glousseuse en bureau. L’idée fait sourire la créature panthère noire, sans évidemment découvrir les crocs aiguisés bien cachés derrière les lèvres minces. Keilan ne veut pas parler de lui ? Soit, parlons d’autre chose.

« Quelle section. Eh bien je ne sais pas son nom, tout ce que je peux te dire c’est que je travaille à côté des euh… Employées là. »

Petite grimace. Angelo, si tu continues comme ça, tu vas passer pour un homosexuel en goguette… Il fend l’air de sa main libre, dans un geste condescendant et vif. Recherche active de mots pour s’exprimer.

« Enfin, les poufs du deuxième étage, quoi. Elles sont assez prise de tête, mais je ne peux décemment pas demander un déménagement de bureau… »

Puis bon, Angelo est à la base un agent d’extérieur, donc ce n’est pas comme s’il passait son temps dans son bureau. Tant mieux d’ailleurs, ce serait le moyen le plus rapide pour découvrir sa fausse nature : une créature infiltrée chez les Arnaiths massacre à coups de griffes ses voisines de bureau ! Son sourire se fait plus ironique, et il l’efface en buvant la fin de son café, tête renversée en arrière, gorge exposée. Un geste anodin pour les humains, mais il lui a fallu beaucoup de temps avant de l’exécuter sans crainte. Gènes animaux tout de même bien présents. Les yeux noisettes surveillent quelques M du coin de l’œil, des fois qu’ils pètent un plomb. Et Angelo ne se privera d’exprimer ce qu’il pense à voix basse mais audible.

« Putain de dégénérés. »

Tu peux parler.

Sirotant son café ultra concentré, Keilan semble retrouver un peu de vivacité. La journée allait être longue, tiens. Oh, alors comme ça Angelo travaille non loin du bureau des secrétaires – c’est en tous cas ce qu’il a déduit des « poufs du deuxième étage », terme qui sonne d’ailleurs bizarrement dans la bouche du jeune Arnaith. Jaugeant rapidement la carrure athlétique d’Angelo, Keilan se dit qu’il serait plutôt taillé pour le terrain. Il fait bien cinq centimètres de plus que lui et peut-être presque le double de son poids, un vrai mâle dominant. Mine de rien, une silhouette comme ça, ça s’entretient. Suffit de voir le gringalet qu’il est devenu depuis qu’il ne met plus les pieds sur le champ de bataille. D’un ton flatteur, Keilan fait donc part de son observation au jeune athlète.

« T’as quand même le droit à quelques sorties, non ? Ou alors tu fais pas mal de musculation, parce que t’es sacrément bien bâti pour quelqu’un qui travaille dans un bureau… »

Ayant quelque peu retrouvé sa vivacité d’esprit (le café, c’est le bien), Keilan s’attarde un peu plus sur l’attitude de son – au final, très intéressant – interlocuteur. Surprenant quelques coups d’œil rapides, Keilan se retourne, avisant un groupe de M qui discutent dans un coin de la salle au moment même où Angelo lâche sa réplique d’une voix basse. Surpris, le jeune Arnaith reporte son attention sur lui.

« Ma parole Angelo, tu aurais le don de lire les pensées ? »

Le ton et le faible volume sonore employés ne peuvent laisser planer le doute sur le sous-entendu. Keilan n’aime pas les M, pour la simple et bonne raison qu’ils lui foutent une peur bleue. Déjà les créatures, il aime pas trop ( faut dire, il a un peu été endoctriné pour ça… ) mais les M… C’est limite pire… Bien qu’il soit quasiment sûr d’avoir deviné juste, Keilan, finissant son café d’un trait, guette une réaction qui confirmerait sa pensée.

Angelo garde sa longue silhouette appuyée contre le mur, gobelet près du nez, et yeux plus ou moins fixés sur Keilan - apparemment, il prend très au sérieux la surveillance des Arnaiths M qui batifolent sans laisse dans un coin de la salle de repos. Son regard calme et faussement calme se pose par intermittence sur son collègue, des fois qu'il ait l'idée saugrenue - et tout à fait stupide vu leurs carrures respectives - de lui sauter à la gorge. Il écoute d'une oreille distraite le compliment qui lui est fait sur son corps d'athlète, et un coup d'oeil noisette transperce Keilan, inquisiteur. " Il essaie de me draguer, ou quoi ? " est clairement la question que se pose le grand brun, lèvres pincées. Il les détend d'un sourire faux, mais qui parvient à paraître naturel, et incline légèrement la tête sur le côté, acceptant le compliment, même si c'est de la drague mal amenée.

" En fait, à la base je suis un agent d'extérieur. Si je travaille plus en bureau qu'autre chose, c'est surtout parce que les M nous ont piqué le boulot... "

Il froisse son gobelet en plastique entre ses doigts, distrait mais appréciant manifestement le bruit qu'il produit en faisant ça. Un instant, il louche sur une mèche noire échouée près de ses yeux, puis pousse un soupir : il a beau essayer de perdre du temps, il n'arrivera pas à passer toute la journée à parler de choses insignifiantes et au final assez peu intéressantes avec un de ses collègues jusqu'à la fin des heures ouvrables... Il va bien falloir retourner près de ces satanées secrétaires gloussantes. Comme disait Catelyn, il faudrait envoyer tous les bureaucrates sur le terrain. A défaut d'être efficace - c'est pas une secrétaire en jupe crayon taille 44 qui va arrêter une créature jaguar déchaînée - ce serait au moins amusant. Mais peut-être faut-il être un brin créature comme l'est le sieur Borgia pour s'amuser d'un tel carnage... Portant le gobelet blanc à sa bouche, il mord dans le rebord, sans évidemment montrer ses crocs caractéristiques, posant ses yeux sur Keilan.

" Le pouvoir de lire dans les pensées ?... "

Il considère le collègue avec un peu de perplexité, sur ce coup-là. Fronce le nez d'un air un peu méprisant, et lâche dans une sorte de grognement mécontent :

" J'espère bien qu'il existe pas, ce pouvoir-là, tu vois. "

Comme tout le monde, d'ailleurs, mais un degré au-dessus parce qu'il a des choses à cacher, et qu'il est paranoïaque. A nouveau les yeux noisette se posent sur le groupe de M, qui évoluent dans la salle, apparemment pas réceptifs aux attentions qui se posent sur eux. Quand est-ce que les monstres de foire vont rentrer dans leur QG pour aller gentiment s'emmerder entre eux, en laissant les gens normaux tranquilles ? ... Les gens normaux, y'a de quoi ricaner quand on s'appelle Angelo Borgia. Et comme ça va l'aider à ne pas remonter au deuxième étage tout de suite, et que faire durer la conversation ne peut être que bénéfique, il enlève le gobelet de sa bouche, et hausse des épaules.

" Bizarre, comme trouvaille pour lutter contre les créatures. "

N'est-ce pas.