Devine quoi...

Cutter est perplexe. Non, vraiment perplexe. D’après ce qu’il avait compris, sa section, la nouvelle race de dégénérés, eux, les indignes représentants d’une sous-espèce artificielle et dangereuse de l’espèce humaine sont censés être des agents de terrain. C’est même le seul argument en la faveur de leur création, toujours d’après ce qu’il a compris. Mais alors pourquoi passent-ils des journées entières à être inopérationnels, immobilisés dans le QG, à attendre des ordres, des missions qui ne viennent pas ? S’il avait un peu plus de réflexion, il se dirait que c’est sans doute parce que leurs créateurs ne savent pas trop comment les utiliser sans effrayer la brave populace. C’est vrai qu’ils ont l’air méchant, ces M, avec leurs yeux invariablement injectés de sang et leur air trop sûr d’eux.

Et pourtant, ils sont loin d’être tous taillés comme des armoires à glace ; Cutter en est l’un des meilleurs exemples. Il est taillé de manière longiligne, articulations fines et déliées, il donne plus une impression de délicatesse que de force brute et incontrôlable. C’est quand on lui serre la main que l’on se rend compte que les veines éclatées dans ses yeux ne sont certainement pas dues à la fatigue, mais plutôt à une manipulation génétique assez révulsante. Dont le résultat fout une trouille bleue à tout humain normalement constitué.

Pour l’heure, Cutter est juste devant le puit, appuyé nonchalamment contre une barrière, une cigarette délicatement coincée entre les lèvres, et l’air d’avoir autant froid que des spécimens humains beaucoup plus prétendants à la légitimité génétique que lui. Il rentre le bout de son menton dans son écharpe en polaire de couleur grise, les yeux verts clairs s’arrêtant sur les passants. Il fait son travail d’un air détendu en somme : il surveille que tout se passe bien, ou de manière raisonnablement mauvaise, c'est selon. Même si très peu de créatures aurait l’idée complètement folle et crétine de venir traînailler de ce côté-ci de la ville… Des collègues à lui, qui ont eu moins de chance dans les horaires, sont en faction çà et là, bien qu’il ne les reconnaissent pas tous. Cutter a une assez mauvaise mémoire – et il en désigne pour responsables les médicaments – et en plus, il a une irrépressible tendance à plus s’intéresser aux « vrais » humains plutôt qu’à ses collègues.

Il n’aime pas être rejeté aussi violemment, il n’en a pas l’habitude. Il tire avec calme une longue latte sur sa cigarette, fermant à demi les yeux. Il ne sait plus quel crétin prétendait que fumer tenait chaud en hiver, mais lui, il trouve que ses doigts seraient bien mieux traités s’ils étaient planqués au fond de ses poches au lieu d’être exposés au vent coupant pour tenir cette satanée cigarette.

Parce qu’il n’a pas envie de rentrer tout de suite. Et puis on ne sait jamais, peut-être qu’à force de le faire poireauter, Nergal prendra l’initiative de faire à manger pour une fois. Ouvrir la boîte, la mettre dans le micro-onde, mettre en marche, attendre dix minutes, partager en deux assiettes. C’était quand même pas digne d’un grand chef, n’allez pas raconter d’histoires ! Eh bien son collègue et hébergeur semblait être incapable de faire ça – sauf pour les pizzas. Gloire aux pizzas.

Enfin, la cigarette est terminée, il la laisse tomber au sol et l’écrase soigneusement du bout de la chaussure, lentement. L’expérience Nergal dépend du temps qu’il met à rentrer, ne l’oublions pas. Il planque ses deux mains dans ses poches de blouson, et s’avance vers les rues, histoire de rallier son domicile, nez caché dans son écharpe. Tiens en parlant de poche… Il s’arrête brusquement, sort une boîte de médicaments de son blouson et en détache un cachet avec habitude. Il les consomme sans eau, tout rond, depuis quelques années maintenant… Sauf que quelqu’un, dans son dos, n’a pas l’air d’avoir percuté que Cutter est à l’arrêt. Et celui qui sera percuté, justement, c’est le blond. Qui avale de travers son calmant. Réflexe naturel : tousser et casser la gueule au connard qui regarde pas où il marche. Cutter tousse juste, réglant avec rapidité la question du cachet. Le mec derrière, c’est un grand brun très sec, qui tient un dossier relié vert en main. Le M sourit légèrement, toujours dans le vague.

« Désolé. »

C’était pas à lui de s’excuser, en fait.

[ PV : Kei <3. ]

« Et pensez à prendre du repos, vous avez une tête horrible… » C’tout ce que cette foutue Catelyn avait trouvé à lui dire lors de son dernier debriefing… Elle est bien gentille mais c’est qu’il a du pain sur la planche le p’tit Keilan. D’un air blasé, il balaye son bureau où les dossiers ouverts s’entassent ça et là. Comment ça il tente de noyer sa fatigue et ses remords dans son travail ? Mais pas du tout… Toujours est-il que son regard se porte sur téléphone portable, posé en haut d’une pile de dossiers, de manière à être facilement accessible. Il l’attrape d’un geste fatigué et consulte l’heure : 20h41. Il va falloir qu’il se décide à rentrer, si Catelyn s’aperçoit qu’il n’est pas sorti du QG de la nuit pour la 7ème fois consécutive, il va se retrouver avec une nouvelle convocation.

Après tout, il doit bien admettre qu’il se sent fatigué mais bon… Il sait très bien comment ça va se dérouler : il va rentrer chez lui, prendre une douche, lire un peu pour tenter de se détendre mais dès qu’il sera vraiment couché, de nouveau les cauchemars l’assailliront, les enfants, les cris, le feu… Rien que d’y repenser, il frissonne… Et il va de nouveau passer une nuit horrible et tout sauf réparatrice alors qu’il aurait pu y trouver une utilité en restant travailler au bureau. Enfin bref… Les ordres sont les ordres…

Laissant tout son bordel en plan, il se lève prestement de son siège dans un sursaut d’énergie et attrape son long manteau noir qui pendait au porte-manteau. Fait froid en plus cette nuit, parait-il… C’est donc avec une évidente motivation que Kei se dirige vers la porte de son bureau. Cependant, une fois la main sur la poignée, il marque un temps d’hésitation, fait demi-tour et range rapidement un dossier vert qui traînait éparpillé sur son bureau. Une fois rassemblé, il le colle sous son bras et sort d’un pas précipité. Il marque une brève halte à la salle de repos, content de la trouver vide ( en même temps, vu l’heure… ), où il prend sa dose horaire de caféine puis il sort du QG.

Ouais bon, c’était pas une rumeur, il fait VRAIMENT froid dehors. S’emmitouflant dans son manteau, la tête rentrée dans les épaules pour tenter de conserver le plus de temps possible la chaleur prodiguée par le café, le jeune Arnaith marche d’un pas vif en direction de son appartement. Il traverse le parking et, décidant de passer par derrière pour aller plus vite, se retrouve non loin du Puit. Il jette un bref regard vers ce symbole de la Thianra déchue… Quelle ironie… Perdu dans ses pensées, il réalise trop tard qu’une silhouette semblant tenter d’avaler quelque chose se trouve devant lui, à l’arrêt. S’il n’était pas aussi fatigué, Keilan aurait eu le temps de dévier sa trajectoire mais en l’état actuel des choses, c’était trop lui demandé…

Il percute donc de plein fouet la personne devant lui et, à sa grande surprise, se retrouve lui-même repoussé d’un bon mètre, son dossier volant par terre. L’homme ( car c’en est un, Keilan en est maintenant sûr ) a tout juste fait un pas en avant pour ne pas perdre l’équilibre. Se penchant pour récupérer son précieux dossier, il entend distinctement l’individu tousser. Apparemment, il a vu juste quand il a supposé que celui-ci tentait d’avaler quelque chose… Enfin c’bien joli mon p’tit Kei, mais ton esprit travaille plus vite que tes jambes, hmm… Excuse-toi donc auprès du pauvre monsieur qui vient de manquer de s’étouffer par ta faute ! Le jeune Arnaith se redresse donc et se retrouve face à un jeune homme blond fort séduisant certes mais, et c’est le genre de détail que Keilan remarque en premier, avec les pupilles injectées de sang. Ah ben bravo Kei, t’pouvais pas faire pire, bousculer un M…

Redoutant l’agressivité légendaire des mutants, le jeune homme se raidit, se préparant à recevoir un coup qu’il l’enverrait voler au tapis. Par réflexe, il laisse glisser sa main dans son dos, refermant sa poigne sur le revolver qui ne le quittait jamais, précisément pour des situations comme celles-ci. Quelle n’est donc pas sa surprise quand il entend celui-ci s’excuser ! Ouvrant des yeux ronds ( rarement son expression n’a été aussi déchiffrable qu’en cet instant ), il regarde, incrédule la jeune personne qui lui fait face. Il met trois bonnes secondes à reprendre contenance, puis voyant que le prétendu – Keilan ne sait plus quoi en penser – M ne semble montrer aucune agressivité, il relâche son arme dans son dos.

« J’vous en prie, c’est moi… J’tais perdu dans mes pensées et j’ai pas fait attention à là où j’allais… »

Il prononce ces quelques mots difficilement, balbutiant quelque peu, mangeant des syllabes... Il a du mal à s’en remettre le p’tit Kei…

Cutter laisse flotter sur ses lèvres bien dessinées un sourire absent, comme le sont toutes ses expressions sans exception aucune. Les yeux verts clairs détaillent rapidement l’homme qui lui fait face, sa taille plus haute l’obligeant à lever le regard, cils clairs un peu baissés sur les iris. Il observe avec tranquillité le mouvement de recul de Keilan, ainsi que sa main qui glisse dans son dos. Il doit porter sur lui une arme à feu, par peur des réactions potentiellement violentes des M. A la connaissance de Cutter, il n’y a jamais eu aucune altercation sérieuse entre sa section et les autres Arnaiths, mais ça n’empêche pas ces derniers d’être très méfiants à leur égard. Il ne pense pas à se vexer, gardant son sourire aimablement absent, tout cotonneux. Aucune idée d’où ça vient, cette manie de croire qu’ils sont des monstres incontrôlables. Sa cohabitation avec Nergal se passe très bien – hormis l’évidente malentente qui existe entre son collègue et la cuisine – et même, pour être franc, l’autre M est sûrement le type le plus calme qu’il ait jamais connu. Très reposant. Mieux qu’un jardin japonais.

Il hausse légèrement des épaules quand l’autre s’excuse à son tour. Allons bon, c’est un concours ? Pas besoin de deux qui s’excusent, ça fait brouillon. Histoire de s’occuper les mains, il se penche pour ramasser délicatement le dossier vert que le brun a lâché dans sa surprise. C’est sûr que percuter quelqu’un et d’en prendre presque entièrement le choc, ça surprend toujours… Pas sa faute si ses muscles modifiés sont très lourds, quand même. Tenant la paperasse entre deux doigts, il la tend à l’Arnaith, ayant même le tact de faire en sorte qu’il ne soit pas obligé d’approcher ses doigts des siens pour reprendre son bien.

« Je crois que c’est à vous… »

Un sourcil blond s’arque avec une sorte d’étonnement contenu. L’effet du calmant est visible sur le jeune M : ses pupilles se dilatent lentement mais sûrement, rendant plus difficile à percevoir la couleur claire des iris. Cutter n’arrive pas vraiment à comprendre ce que l’homme sec face à lui trouve si étonnant dans son comportement ? Croyait-il vraiment que tous les M filent des pains à qui les effleure ? En tous cas, lui n’est pas comme ça, toute son attitude et son comportement le crie. Il est plutôt facile à vivre, pas très combatif face à des humains – une créature, c’est tout autre chose… – acceptant facilement l’autorité des autres, qu’elle soit légitime ou pas. D’une main absente, aux doigts glacés, il remet en place son écharpe en polaire sur son cou mince, jetant un regard distrait sur les autres silhouettes qui passent près d’eux en les ignorant. Cutter a beau faire, adopter une attitude normale, et rester toujours très calme, il est très visible qu’il fait partie de cette nouvelle section, là. Les M. Il exhale un court soupir, qui dégagera un long nuage de buée dans l’air glacé.

Les yeux verts se tournent à nouveau vers Keilan, les sourcils s’arquant légèrement dans une expression malheureuse et concernée ; on ne sait pas trop à quoi Cutter peut penser. Son rejet par les autres humains ? L’air éminemment fatigué du véritable humain, qui tient debout par le seul miracle de ses nerfs chauffés à blanc ? Le visage lisse et régulier reste fermé, n’aide absolument pas à la compréhension de l’expression de l’étrange jeune homme, imperturbable et d’un calme surnaturel sous les regards lourds et méfiants.

« Vous devriez rentrer, hm. Z’avez l’air fatigué, et puis 'fait vraiment pas chaud. »

Tiens et puis avant de rentrer, il va prendre ses autres médicaments. Les euphorisants, peut-être les plus utiles. Il sort une autre boîte de sa poche, se sert d’un cachet dans un bruit métallique, et l’avale plus rapidement que le précédent – normal, personne n’est venu le percuter dans le dos au cours de la déglutition. Si Keilan s’avise de lui lancer un regard étonné, il l’ignorera avec superbe, en espérant – peut-être – qu’il pensera qu’il vient de consommer sa dose de sérum quotidienne. Peut-être aussi qu’il aimerait qu’on ne pense pas à ça en le regardant. Et se présenter ? Quel intérêt ? Son identité n’intéresse sûrement pas le brun qui lui fait face, traits creusés, air fatigué. Un mec qui doit tenir à son boulot, haïr les créatures pour une raison quelconque, comme lui les hait… Et comme ce n’est pas un M, il est forcément contre cette nouvelle section et la méthode utilisée pour les créer. Il ne va pas lui faire l’offense de se présenter.

S’entendant parler, Keilan réalise combien il a été décontenancé par l’attitude du M et surtout combien sa surprise doit apparaître sur son visage. Il tente donc de se redonner une contenance, après tout il est administrativement un supérieur du jeune mutant... Cependant, il doit bien avouer que l’air absent de celui-ci le perturbe. Habituellement, il arrive assez aisément à « lire » les gens mais là… C’est comme s’il était à moitié ailleurs…

Tout à ses pensées, le jeune Arnaith ne peut empêcher un sursaut au moment où le M se penche… Décidemment Catelyn avait raison, il fallait vraiment qu’il dorme. D’ailleurs, le blond se redresse, le dossier qu’il avait fait tomber à la main. Mais c’est qu’il serait sympathique ! En y réfléchissant, depuis leur arrivée chez les Arnaith, jamais Keilan n’avait adressé la parole à un M. Le peu de fois où il en avait aperçu un, il avait toujours soigneusement évité de s’en approcher. Ouais, il fallait qu’il s’y résolve, il ne connaissait rien de ces êtres qui étaient censés travailler à ses côtés. Keilan finit par céder à la curiosité : le jeune homme qui se tient devant lui a l’air plutôt avenant, c’est donc l’occasion rêvée pour nouer un contact au sein des mutants, ça pourra toujours servir plus tard… Réfléchissant à toute vitesse, il marque quelques secondes d’hésitation avant de récupérer son dossier avec un sourire avenant, cherchant à faire oublier l’attitude plus que méfiante qu’il venait d’avoir.

« Merci bien Monsieur… Cutter, c’est bien ça ? »

Son sourire s’agrandit quand il prononce le nom après une seconde d’hésitation. Content de son coup, il avait fini par associer un nom au visage du beau blond et il avait tapé juste, y en a pas 150 000 de M. Bon il a le nom mais c’est pas grand-chose… Il va devoir se montrer sympathique s’il veut pouvoir en tirer quelque chose. Enfin ça semble plutôt bien parti, Cutter a carrément l’air de s’inquiéter pour lui. Se laissant aller à une intuition, Keilan se permet de le tutoyer.

« T’inquiètes pas pour moi, j’ai toujours l’air fatigué, du moins c’est ce qu’on me dit tout le temps… »

Il marque une pause le temps que le jeune M avale son cachet. Keilan sait qu’on leur injecte leur sérum par intraveineuse, il suppose donc que c’est un complément au sérum ou même un cachet contre une maladie quelconque, son image du M invincible et insensible étant quelque peu ébranlée… Il commence par chercher la façon de tourner sa question sur le sujet puis finit par se raviser, refoulant sa curiosité. Il avait trouvé mieux… S’avançant au niveau de Cutter, il lui fait clairement signe de l’accompagner.

« T’habites dans le coin ? »

Cutter, malgré ses airs absents et distraits, prend tout de même une expression quelque peu déstabilisée et pour tout dire mal à l’aise quand Keilan l’appelle monsieur. C’est que dans tout son parcours dans l’école, l’armée, et maintenant la section M des Arnaiths, il n’a pas vraiment eu d’occasion d’être appelé monsieur… C’est pas de sa faute si ça lui paraît totalement incongru. Il bat des cils, considérant l’autre Arnaith d’un air méfiant et quelque peu blasé, maintenant. Il se fout de lui, c’est ça ? Il trouve ça amusant peut-être, d’essayer de porter sur les nerfs à quelqu’un qu’il a le droit de tuer si jamais il esquisse une défense un peu trop musclée ? Après lui avoir rendu son dossier, il enfonce ses mains dans ses poches de blouson, lèvres moulées sur un pli plus boudeur que jamais. Il ne semble pas vexé, ni énervé, juste… Déçu. Il ne pensait pas que Keilan s’amuserait à ça.

Mais finalement, au lieu de se détourner sans mot dire, et de retourner auprès de Nergal histoire de subir le cynisme désabusé d’un de ses semblables plutôt que l’amusement d’un humain à ses dépens, il arque un sourcil en décidant de s’attarder encore un peu sur le grand brun. Le sourire y est pour beaucoup, il faut bien l’avouer, il retient son attention. Il a peut-être jugé trop vite, quoiqu’il est maintenant persuadé que l’humain a quelque chose à lui demander – une mission discrète en nom propre, des détails sordides sur les M, il ne sai trop quoi et ne veut d'ailleurs pas savoir – il décide qu’il peut bien y consacrer un peu de temps. Surtout au vu du programme de la soirée, qui ne différera aucunement de celui des autres… Ca le changera agréablement. Même un M gavé au sérum ça a besoin de diversion dans la routine – et entre autres, de vie sociale.

Il paraît se détendre un peu quand Keilan embraye sur un tutoiement beaucoup plus familier aux oreilles de Cutter. Il n’est pas un adepte du changement, il ne va pas se voiler la face : ça l’inquiète, le changement. Et il a l’habitude d’être soumis à des ordres précis, à ne pas être appelé « monsieur » et à être tutoyé ; et il ne veut rien modifier à cet état de fait, quoique les autres en pensent. Un léger sourire étire ses lèvres fines, sans parvenir à éclairer les yeux verts anesthésiés.

« Les gens sont très aimables avec vous on dirait. »

Il n’arrivera pas à le tutoyer, pas tout de suite en tous cas. Keilan est trop grand, dégage trop d’autorité pour ça. Il ne proteste d’ailleurs absolument pas contre le signe que lui fait le brun, et qui signifie clairement qu’il lui demande de l’accompagner. Bien sûr, si vous voulez. Les mains toujours cachées dans ses poches, il marche à la hauteur de Keilan, ayant par contre dégagé son nez de l’écharpe, pour être plus intelligible aux oreilles de l’autre Arnaith. Il incline légèrement la tête sur le côté, perplexe.

« Je suis en moment chez un autre M… On habite en face de Catelyn, sans doute une manière de nous surveiller étroitement quand on ne… travaille pas. »

Il a un peu trébuché sur le mot « travaille ». C’est normal, à part glander, ils ne font pas grand-chose, les grands M censés régler une fois pour toutes le problème posé par les créatures rebelles. Les agents Arnaiths de terrain sont bien plus souvent en sortie qu’eux, chose que Cutter ne comprend pas sans toutefois protester contre. Qu’est-ce qu’il peut savoir à ce qui se décide plus haut que lui, hein ? Par des gestes mesurés, il sort une autre cigarette de sa poche, en propose une à passant à Keilan poliment. Il utilise le tabac pour ce qu’il est à la base : un coupe-faim. L’expérience Nergal est toujours en cours.

Malgré lui, Keilan a un sourire intérieur amer quand Cutter évoque l’amabilité des gens à son égard. Il a plutôt l’impression qu’on cherche à l’utiliser et non pas à être aimable avec lui mais ceci est une autre histoire… Aussi il ne relèvera pas la réplique du M, enchaînant sur sa tentative de faire connaissance.

Bon, le « Monsieur » l’a quelque peu froissé mais le tutoiement semble lui plaire donc son intuition était bonne, malgré le fait qu’il continue à le vouvoyer. Bah, pour ses projets, il peut bien continuer à le considérer comme son supérieur. Se sentant pour le coup plus sûr de lui, dans son élément, Keilan embraye d’un bon pas, son regard s’attardant sur le jeune M. Il n’a pas remarqué sur le coup mais il est plus grand que lui, pas de beaucoup certes mais un peu quand même. Tant mieux, ça jouera peut-être en sa faveur s’il doit l’influencer.

« En face de la chef hmm … Ca ne m’étonne pas de Catelyn ça, tiens… Toujours à essayer de manipuler les gens pour son compte… »

Il a d’autres questions à lui poser mais si il veut quelque chose de durable, il va devoir en donner un peu en échange. Il enchaîne donc sur le ton de la conversation.

« Et qui est l’heureux colocataire ? Deux agents M ensemble, j’imagine que ça doit être assez explosif… Pour ma part, j’habite seul mais j’avoue qu’un peu de compagnie ne me f’rait sûr’ment pas de mal… »

Le « heureux » lui avait quelque peu échappé, il cherchait un adjectif pour qualifier ledit colloc’ sans montrer son aversion pour les M et c’est le premier qui lui était venu. Enfin… sa question devrait l’amener bien évidemment à connaître l’identité du compagnon de Cutter mais aussi leur relation et s’il a de la chance la raison de leur cohabitation, même s’il est prêt à parier que c’est un assignement de Catelyn. Quant à la partie qui le touche personnellement, c’est faux bien évidemment. Il passe les quatre cinquièmes de son temps au travail et le reste du temps à cauchemarder chez lui. Si en plus il devait supporter quelqu’un… Il serait au bord de la crise de nerf.

Il refuse poliment la cigarette, se pelotonnant encore un peu plus dans son long manteau, avisant d’un regard méfiant les autres passants. Ma foi, ça serait presque rassurant de marcher avec un M à ses côtés. Ca fait un sacrément bon garde du corps. Blagues mises à part, il a faim.

Ils marchent maintenant d’un pas tranquille, Cutter ayant réglé sa cadence sur celle de son supérieur administratif, les mains toujours bien cachées dans les poches de son blouson. Il coule en coin un regard un peu étonné à Keilan ; tiens lui non plus n’aime pas trop Catelyn on dirait… Peut-être bien qu’il est le seul de tous les Arnaiths qu’elle laisse complètement indifférent ? Cette pensée, il ne sait pas trop pourquoi, l’angoisse légèrement, une petite boule désagréable se formant dans sa gorge. Heureusement, Keilan détourne son attention en lui parlant de son colocataire. Heureux colocataire ? Il veut sa place peut-être ? L’adjectif vaudra un coup d’œil décoché en coin, l’expression hasardeuse et floue. Il se fout de lui, ou il est sérieux ? Cutter décide de ne pas se vexer, et de répondre à la question qui lui est posée.

« C’est chez Nergal que j’habite, un grand brun… »

La description n’ira pas plus loin ; comme dit précédemment y’en a pas des milliers de M, et malgré la description floue, Keilan verra sûrement de qui il veut parler – après tout il y a peu d’agents de la section qui ont les yeux entièrement couleur sanguine, comme Nergal. Le blond a une petite moue boudeuse, fronçant du nez devant l’hypothèse formée par Keilan, et qui est à ses yeux entièrement fausse :

« Oh explosif ? Non, absolument pas. Nergal est hyper zen, je suis sûr qu’il descend de Bouddha ce type. Je l’ai jamais vu énervé, pas un mot plus haut que l’autre, il cherche pas les emmerdes. »

Il a un petit soupir, tire sur sa cigarette, et puis exhale la fumée avec concentration, sourcils légèrement froncés ; avant de reprendre d’un ton très zen.

« Et comme j’suis pas un excité non plus, ça se passe très bien. On parle pas, mais on a jamais rien cassé. »

Ces courtes phrases dépeignent à elles toutes seules la colocation des deux M. Ils ne communiquent pas tellement, seulement quand Nergal a envie de déverser tout son cynisme dans les oreilles compatissantes et attentives de Cutter, qui l’écoute sans presque jamais commenter, à part pour relancer les démonstrations du brun. Un petit sourire distrait joue sur les lèvres du blond alors que Keilan déclare qu’un peu de compagnie ne lui ferait pas de mal. Alors là, il est peut-être très absent à cause de l’effet assommant des calmants sur son organisme déjà sollicité, mais il veut bien parier tout ce qu’il veut que la dernière chose que désire l’homme sec qui lui parle, c’est de la compagnie.

Un bon garde du corps ? Pas forcément, Cutter a la combativité d’une limace. Une limace éventrée. Il ne semble pas tenir à grand-chose, et ne se met véritablement en rogne et en action qu’en présence de créatures – et il serait vraiment étonnant que des créatures agressent deux Arnaiths dont un M dans les rues éclairées et froides… Ce serait encore pire que stupide, et cette engeance descendrait encore un peu dans l’estime du blond, qui termine sa nouvelle cigarette, la laissant mourir sur le bitume gelé. Et lui aussi, il a les crocs. Expérience Nergal, me voilà… Il lance un nouveau regard en coin à Keilan, puis demande presque dans un murmure, comme un gamin qui a peur de demander des précisions à la consigne reçue.

« J’vous raccompagne jusque chez vous ? »

La fatigue lui faisant d’autant plus ressentir la morsure du froid sous son manteau, Keilan se tasse encore un peu plus, diminuant d’autant la différence de taille entre lui et son collègue. Il hoche légèrement la tête à l’évocation du nom de Nergal, son esprit passant rapidement en revue les différents portraits des M qu’il avait croisé pour finalement se rappeler un grand brun aux yeux entièrement rouge sang. Il ne peut réprimer un frisson… c’est typiquement le genre de détails qui alimentent la frousse de Kei à l’égard des Arnaiths génétiquement modifiés, bien que la description qu’en donne le M blond dans la vie quotidienne prête à sourire…

Y a pas à dire, la discussion de ce soir va changer bon nombre de ses considérations sur cette section bien particulières des Arnaiths. Keilan les imaginaient comme plutôt violents, difficile à maîtriser… C’est tout du moins ce que laissent à penser les différents rapports qui atterrissent sur son bureau, décrivant quelques affrontements particulièrement féroces entre des M et des créatures. Mais apparemment ils ont plutôt l’air d’être d’un calme surprenant en dehors de leur « travail », peut-être même fréquentables…Et Keilan se surprit lui-même à cette pensée, secouant la tête pour la chasser de son esprit. Il est en présence d’un seul M, la généralisation est un peu rapide, il va falloir qu’il se renseigne un peu plus là-dessus.

Leurs pas les amènent bientôt en vue d’un embranchement mal éclairé. Kei sait que la maison de Catelyn, et donc celle des deux M, se trouve plus loin vers l’est alors que son propre logement, un appartement 3 pièces situé au deuxième étage d’un vieil immeuble, est à quelques pâtés de maisons à l’ouest d’ici. Il jette un coup d’œil à Cutter, hésitant sur la marche à suivre… Semblant lire dans ses pensées, le jeune M lui propose alors de le raccompagner chez lui. Cependant, le ton timide et son obstination au vouvoiement donnent plus l’impression d’une demande de confirmation d’ordre plutôt qu’un accès de sympathie. Surpris de sa propre déception, Keilan se persuade qu’il accepte uniquement pour lui poser une ou deux questions supplémentaires. Sans savoir pourquoi, le blond lui inspire confiance et il n’aime pas ça. Faire confiance aux gens, ça lui a jamais réussi.

« Si ça n’te dérange pas, ça s’rait avec plaisir. J’habite pas très loin d’ici, par là… »

Il fait un geste de sa main gauche, indiquant vaguement la voie de gauche. Passant ensuite machinalement la main dans ses cheveux, il rentre prestement la main dans sa poche chaude douillette et accélère malgré lui le pas, espérant que Cutter le suive. Fait froid, bordel !

Le profil net de Cutter s’incline dans l’air froid, la peau pâlissant à cause du froid ambiant, qui commence seulement à réellement toucher le M, malgré la protection de son écharpe et de ses poches. Il emboîte le pas à Keilan, et accélère son allure, qui n’était plus suffisante pour suivre les grandes enjambées du brun qui a l’air de se cailler au moins autant que lui. Il ne sera pas mécontent d’être rentré, le M, tiens – Nergal est très loin d’être ce qu’on peut appeler une « fée du logis » mais au moins il a compris comment marchait le chauffage central, et n’hésite pas à s’en servir. Gloire à Nergal. En attendant, pas question d’abandonner la mission en cours : ramener sain et sauf le dénommé… mais comment s’appelle-t-il au fait ? Cutter vient de se rendre compte qu’il n’a aucune idée de l’identité de son interlocuteur depuis le début de la conversation. Il y a beaucoup trop d’Arnaith simples pour les mémoriser tous. Surtout s’il y a une différence à faire entre les administratifs – ce qui a l’air d’être le cas de celui qui lui fait face, vu sa carrure – et ceux de terrain, plus emportés, et qui aiment encore moins les M, si c’est possible.

Il garde alors le silence quelques minutes, nez enfoncé dans la douce texture de son écharpe, un peu perplexe, cils baissés sur ses yeux clairs. Il est vraiment bien endoctriné pour obéir à un mec dont il ne connaît même pas le nom, tiens. Ce n’est pas tellement le problème qui préoccupe les neurones congelés du M pour le moment. Il se penche très sérieusement sur le problème de la façon de demander à Keilan son nom sans trop le froisser. Plusieurs fois, il relève le nez avec l’intention de lui demander, et plusieurs fois, le regard sombre fait reculer ses mots et son interrogation, et il décide prudemment de se taire, faisant des sourires absents et creux pour tenter de ne pas avoir un air trop bizarre. En tous cas, on ne peut pas compter sur lui pour faire la conversation, c’est une certitude. Le silence lui va très bien, et il laisse Keilan parler s’il en a envie, répondant souvent par de légers signes de tête, plus rarement par des mots courts, qui ne font pas du tout avancer le débat.

Il ne verra absolument pas la déception de Keilan devant son ton resté formel, et il gardera cette attitude absente, distraite et effacée qu’il a en permanence. Qu’il arrive à donner une impression de sécurité avec ses muscles transformés et ses yeux injectés de sang, c’est possible. En fait, il est surtout apaisant avec un calme qui semble à toute épreuve, et une très faible réceptivité à ce qu’il peut lui être adressé – gentillesses comme insultes. Cutter est hermétique. Il sourit pourtant au brun quand il exprime le plaisir qu’il aurait à être raccompagné par lui. Tu m’étonnes, ouais, la protection d’un M c’est plutôt rassurant quand les rues sont noires.

Le regard clair se perd dans l’obscurité que Keilan lui montre de la main gauche, et inexplicablement le moment semble bon pour enfin lui demander comment il s’appelle. Courte inspiration, presque imperceptible.

« Euh… Votre nom ? »

Il ne voulait pas lui demander aussi brutalement, mais c’est tout ce qu’il a trouvé à articuler. Parce que mine de rien, poser cette question l’oppressait un peu, et seul l’essentiel est arrivé à bon port. Il serre les mâchoires un court instant, fâché envers lui-même, et reprend, un peu plus normalement.

« Enfin, je ne sais pas votre nom… »

Une petite grimace sur les lèvres du M traduira l’inconfort de cette situation, plus la demande silencieuse qu’il n’arrive pas à formuler plus haut. Vraiment très bien embrigadé.

Sans savoir pourquoi, le sourire de Cutter en réponse à sa demande réchauffe le cœur de Keilan. Décidemment, ce mec le trouble plus qu’il ne veut l’admettre… Enfin, au moins, il l’aura fait réagir parce qu’il faut reconnaître qu’il n'est pas très expressif le jeune M avec son éternel air absent. Pas bavard pour un sou en plus, mais il a l’air de répondre franchement aux questions qu’il lui pose donc ça lui convient très bien. Bien que dans le travail il aime les gens qui parlent beaucoup – ils ont tendance à lâcher des informations sans le vouloir – dans la vie de tous les jours, Keilan préfère les gens plutôt… calmes… enfin il préférait…

Il s’élançait donc d’un pas vif quand le jeune blond lui fit remarquer qu’il ne s’était pas présenter. Ah, finalement il l’a remarqué… Keilan n’aime pas donner son véritable nom, il a pour habitude de bosser dans l’ombre des autres et d’éviter d’attirer l’attention. D’ailleurs, théoriquement, il ne doit pas être répertorié dans les archives accessibles au plus grand nombre depuis « l’accident »… Ses supérieurs préfèrent éviter qu’on s’intéresse de trop près à lui et il ne peut qu’être d’accord avec eux sur ce point-là. Ce soir pourtant, il n’a pas envie de mentir ostensiblement à son interlocuteur comme il le fait habituellement sans une once de remords. Il ralentit un peu l’allure, laissant à Cutter le temps de revenir à son niveau.

« Tu peux m’appeler Kei… Mais uniquement si tu me tutoies. J’me sens assez vieux comme ça, pas besoin d’en rajouter une couche en me vouvoyant. »

Il joint un sourire à ces derniers mots, cherchant à s’attirer la confiance voire la complicité du jeune homme dans l’objectif inavoué d’en faire son informateur privilégié au sein de la section des M. Il n’a pas l’air d’être du genre à chercher le pourquoi du comment et semble plutôt … docile, le profil convient parfaitement. Il profite des quelques dizaines de mètres qu’ils leur restent à parcourir pour poser une nouvelle question, sur le ton de la conversation.

« Vous avez beaucoup de travail ces temps-ci dans votre section ? J’fais surtout dans la paperasse, du coup j’sais pas trop c’qui s’passe dans les autres services… »

Il tourne vers Cutter un regard innocent et curieux accompagné d’un léger sourire contrit, cherchant à conforter l’attitude sympathisante qu’il s’efforce d’avoir depuis un moment. Enfin s’efforce… étrangement, c’est l’attitude qui lui semble le plus naturelle envers l’autre Arnaith. Poussant un léger soupir qui laisse échapper un petit nuage, il lève les yeux vers l’immeuble qui se dessine au coin de la rue. C’est là qu’il crèche.

Ah bon, s’il continue de le vouvoyer histoire de marquer une potentielle différence d’âge – Cutter ne fait absolument pas attention à ça – et une certaine hiérarchie imposée, il a pas le droit de l’appeler ? Décidément, ce « Kei » est un bien étrange Arnaith, se dit le blond, lèvres pincées dans une petite mine d’incompréhension. Il rattrape le brun d’un pas un peu plus vif, marquant sa compréhension des indications d’un « ok » marmonné dans sa barbe inexistante. Tiens, il a une bonne idée pour esquiver cette ennuyeuse histoire de vouvoiement et de tutoiement : il ne va plus formuler de phrases personnelles, envolés les pronoms et leurs ennuis ! Les traits fins se détendent un peu sous l’effet du contentement de son nouveau – et génial il faut l’avouer – stratagème.

L’instant d’après, le blond s’étonne de n’avoir jamais croisé dans les couloirs du QG Arnaith la longue silhouette soucieuse de Kei. C’est vrai ça, il a beau ne pas reconnaître les différents autres soldats de la cause anti-créatures, il les a tous au moins croisé une fois. Sauf Keilan. A cause de cette constatation, les yeux vert clair s’attardent un peu plus sur le visage et le corps du brun, inquisiteurs, presque insolents, puis il terminera sa petite analyse avec un sourire presque amusé – oui oui, malgré l’expression euthanasiée !

« Pas si vieux que ça. »

Il tient sa promesse : il édulcore de ses phrases les utilisations des pronoms maudits, comme ça il n’a pas plus de problème avec le soit-disant complexe de vieillesse de son collègue Kei. Son collègue ? Ouais, ils sont Arnaiths tous les deux après tout. Et malgré son attente d’une contrepartie en échange de tant d’attention et d’une attitude normale à son égard, Cutter aime bien se dire que Keilan l’apprécie aussi. Quelque part. Très profondément. Il lutte contre l’envie de reprendre une troisième cigarette, son estomac commençant à se rappeler à son bon souvenir. Et il garde ses mains fermement enfoncées dans ses poches, alors qu’ils arrivent au pied de l’immeuble de Keilan, et Cutter lève le nez dans la nuit, observant le bâtiment en silence, un peu parce qu’il n’a rien à faire d’autre, un peu parce qu’il s’intéresse à l’habitat du sombre Kei. Et il pâlit encore un peu en entendant la question du brun.

Voilà, c’était ça, la contrepartie pour sa gentillesse précédente. Il ne se trompera pas au ton, trop habitué à déjouer ce genre de piège grossier. Oh c’est vrai, Kei est fort, plus fort que la plupart des autres, mais Cutter est beaucoup trop déconnecté et arrive à prendre énormément de recul. Il est difficile à berner. Alors qu’il présentait son profil au brun, il tourne le visage vers lui, l’expression grave, refermée, lèvres pincées, yeux encore plus dans le vague – si c’était possible de l’imaginer.

« Désolé, les actions des M sont pas racontables à n’importe qui… »

Comment a-t-il pu penser une seule minute que Cutter allait oublier ça ? On embrigade les M, on passe leurs journées à les rendre dociles, malléables, accrochés à leurs principes, bref à les rendre moins effrayants et plus mécaniques, et Keilan voudrait qu’en se montrant gentil, il arriverait à en savoir plus ? Cutter, d’un geste de la main, redresse son écharpe en polaire devant son nez, expression fermée et distraite, yeux baissés sur le tissu soyeux.

« Bon vous êtes arrivé. Bonne nuit. »

Parce que maintenant, il est vexé et ne veut plus l'appeler Kei ou quoique ce soit d'autre. Il attend quand même que l'autre Arnaith rentre dans l’immeuble, histoire d’être vraiment sûr que la mission sera menée à bien jusqu’à la fin. C’est vraiment de la mission dont il se préoccupe ? Oui, répondraient les yeux verts blessés et mécontents, qui se posent partout sauf sur le brun. Ces saletés d’humains ne changeront jamais.

Keilan s’était laisser dévisager sans un mot, un sourire amusé flottant sur ses lèvres alors que Cutter le reprenait sur son âge prétendument avancé. Presque flatté, il avait enchaîné sur sa question un peu plus professionnelle mais là…

Dès qu’il voit l’expression, habituellement calme et absente, du jeune M devenir grave et renfermée, Keilan sait qu’il a perdu. Il pensait pourtant avoir mis toutes les chances de son côté et, il faut le dire, il éprouve réellement de la sympathie pour le blond… Toujours est-il que la réponse arrive, tel un seau d’eau glacée sur la nuque de l’Arnaith brun. Il a perdu le peu de confiance durement acquis et, il le voit maintenant dans ses yeux, il l’a blessé. Et, quoiqu’il en dise, c’était bien sa dernière intention. Il hésite… et Cutter en repasse une couche en lui souhaitant bonne nuit mais surtout en le vouvoyant, montrant clairement qu’il est vexé, indigné. Bon ça va lui passer, Kei… T’as quand même pas été si abrupt que ça…

Mais il sent quand même le besoin de se racheter aux yeux du jeune M, qui l’évite maintenant du regard, attendant visiblement que son supérieur hiérarchique le congédie. C’est maintenant à Keilan de décider comment va se terminer cette rencontre, qui avait pourtant si bien débuté. Il peut choisir de partir comme si de rien était, oublier jusqu’à ce moment…

Non, décidemment, l’ébauche d’un début de relation extraprofessionnelle lui tient trop à cœur. Et pour la première fois depuis un sacré bout de temps, Keilan laisse tomber le masque derrière lequel il se réfugie depuis trop longtemps. Il est temps de jouer franc jeu avec quelqu’un, même si la vie était suffisamment ironique pour avoir mis en face de lui un M. Il plante ses yeux dans ceux de Cutter, ne cherchant plus à véhiculer aucune autre émotion que de la sincérité, et fait un pas vers lui. Il a l’air plus fatigué que jamais.

« Apparemment j’ai dit un truc qui t’as blessé… Désolé, c’était pas mon intention. Déformation professionnelle sans doute… »

Il a un sourire gêné. C’est la pure vérité, il a agi comme s’il était en mission… Il sent qu’il doit en faire un peu plus pour convaincre le M de sa sincérité. Il hésite tout de même une nouvelle fois mais se lance enfin, lançant une main tendue devant lui.

« Keilan Suerte, département d’informations Arnaith. J’te paye un coup pour me faire pardonner ? »

Son attitude, sa voix mais aussi ses yeux sont emplis d’espoir. Même si ça marche pas, il pourra pas se dire qu’il n’aura pas essayé…

[ HJ : Ouaiiiis j'ai réussi avant de partir \o/. Hum, j'ai pris une petite liberté à la fin dans un commencement de description de l'immeuble de Keilan, si ça te va pas, tu fais comme si j'avais rien dit et j'éditerai en rentrant <3. ]

Les lèvres bien dessinées de Cutter ont un frémissement nerveux alors que l’autre Arnaith s’excuse un peu maladroitement, sans trop savoir comment s’y prendre semblerait-il. Un truc qui l’a blessé ? T’as juste essayé de me manipuler. Les yeux clairs, qui étaient posés avec insistance sur un point invisible situé sur la droite du M reviennent au visage de Keilan, assombris par les cils baissés dessus – et une expression méfiante. Le blond ne compte pas se faire avoir deux fois de suite, c’est certain, et il considère en silence de son air trop calme le brun, semblant le jauger. Les cils blonds frémissent quand il voit Keilan tendre une main vers lui. Quoi, une attaque maintenant ?

…

Rien dit. Heureusement que Cutter maîtrise bien ses réflexes, parce que s’il s’était écouté, Keilan était plaqué au sol, un genou entre les omoplates et une main de fer autour de la gorge. Au tour du blond d’avoir un sourire gêné, il lui serre la main le plus délicatement qu’il peut, pas très assuré non plus. A force de précaution pour maîtriser sa force, il ne serre absolument pas les doigts, poignée de mains version chiffe molle. Il acquiesce au nom de Keilan.

« Enchanté. Moi c’est Cutter Hedberg. »

Et il ne dira pas le nom de sa section, parce que chez les Arnaiths simples ça sonne un peu comme une injure, et que Cutter est quand même soucieux de ne pas froisser… son supérieur. C’est tout juste s’il arrive à se montrer un peu moins formel, et encore n’est-ce pas une envie personnelle, mais un désir de plaire au brun. Les yeux verts se posent sur la porte d’entrée de l’immeuble, alors que leur propriétaire arbore une expression un peu troublée. Ca dérape, ça dérape. Selon lui, cette invitation n’induit absolument une bonne entente entre un supérieur et son subordonné, mais quelque chose de bien plus personnel. A la limite, si Keilan invitait tous les M, là oui, ce serait un genre de rapprochement, mais juste lui… Vient ensuite la question de savoir si ça le dérange ou pas. Il balaye toutes ces interrogations malvenues et à peine balbutiées dans son esprit brouillé par les calmants récemment pris, dont l’effet ne fait que s’amplifier avec la nuit avançant.

« Pourquoi pas ? »

Un sourire flou accompagnera sa réponse, qui ne restera pas bien longtemps sur les traits fins, bien plus habitués à prendre une expression neutre, voire grave. Il laisse Keilan s’avancer vers la porte, couvrant ses arrières en lançant un regard méfiant dans la nuit – prenant sa pseudo mission très au sérieux. Ce n’est que lorsqu’ils sont dans l’ascenseur qu’il se relâche un peu, détaillant de ses yeux verts le décor… Plutôt triste. Petit coup d’œil à Keilan, qui malgré ses airs un peu sinistres, lui paraît détonner dans cet immeuble lugubre.

[HJ : Nop nop tout me va bien. J'ai pris aussi quelques libertés sur ce post en enchainant les actions, si jamais tu veux que je change quelque chose, dis moi, j'éditerais =3. ]

Le visage de Keilan trahit son soulagement lorsque Cutter efface son air méfiant par un sourire gêné en réponse à son invitation. Il avait eu l’audace d’espérer que ses excuses seraient acceptées mais il n’était décidemment plus sûr de rien ce soir et le fait que le blond n’ait pas fait demi-tour le laissant seul avec sa conscience le rassérénait.

La poignée de mains un peu faible n’entachera que peu son nouvel enthousiasme et il lui sert chaleureusement et vigoureusement la sienne, un sourire flottant sur ses lèvres minces quand Cutter se présente à son tour, omettant volontairement sa section. A cette pensée, le regard de Kei se porte sur les yeux du M, chose qu’il a tenté d’éviter jusqu’à maintenant. Le blanc des yeux est bel et bien injecté de sang, signe caractéristique des Arnaiths génétiquement modifiés mais, contrairement à son colocataire, ses pupilles ont gardé leur couleur d’origine, vert en l’occurrence, le rendant moins effrayant, plus… humain.

Passant devant, il pousse la porte de l’immeuble, la maintenant pour Cutter qui jette un dernier regard en arrière. Le M serait-il un brin paranoïaque ? Le hall est plutôt vaste, bien que désespérément vide. Des rangées de boîtes aux lettres s’alignent sur la gauche, deux portes pare-feu sur la droite et un ascenseur en face vers lequel Keilan se dirige alors que des néons s’allument automatiquement, éclairant la pièce d’une lumière blanche et froide. Quelque peu ébloui, Kei met quelques secondes à s’habituer mais trouve tout de même le bouton d’appel de l’ascenseur, plus par habitude qu’autre chose. Il se retourne et s’appuie nonchalamment contre le mur, attendant l’ouverture des portes.

« J’habite au deuxième. Pas envie de prendre les escaliers. »

DING... FRRROOWW.

Keilan se redresse, une femme d’âge mûr sort de l’ascenseur, emmitouflée dans un gros manteau. Elle jette un bref coup d’œil aux deux hommes puis se dirige d’un pas pressé vers la sortie, les ignorant royalement. Kei rentre dans l’ascenseur, faisant comme si de rien n’était, attend que Cutter l’ait rejoint puis appuie sur le 2. Il passe sa main dans ses cheveux l’air un peu gêné.

« Sont tous comme ça, ici. Pas super accueillant… Elle, c’la miss Alterant, elle habite au même étage que moi. »

Ouais, il peut parler, il a pas l’air super accueillant non plus Keilan avec son air de fantôme qu’il traîne depuis deux mois. Encore que ce soir, il a meilleure mine, l’air plus détendu, moins stressé. L’ascenseur s’élève silencieusement et marque un petit à-coup en s’arrêtant. Les portes s’ouvrent et Keilan s’avance vers son appartement - le 214 - sortant ses clés de la poche de son manteau tout en marchant.

« Tu f’ras pas trop gaffe, il risque d’y avoir un peu de bordel, ça fait un moment que j’suis pas rentré. »

Il fait jouer sa clé dans les deux serrures et entre, actionnant machinalement l’interrupteur juste à gauche. Une lumière jaune beaucoup plus chaleureuse que celle du couloir illumine un salon de petite taille. Un canapé en cuir sur lequel traîne une couverture – il a du faire plus d’une fois office de lit - fait face à une table basse encombrée de paperasse et de plusieurs tasses vides. Une imposante bibliothèque pleine de livres de toutes tailles est plaquée contre le mur de droite à côté d’une porte-fenêtre dont les volets sont clos. Plus loin, une sorte de petit bar fait office de séparation avec ce qui semble être une kitchenette. L’ensemble est peu voire pas décoré, pas de plantes vertes, de cadres ni de posters...

Avec des gestes rapides, Keilan fait un tas avec tous les papiers traînant sur la table, pose son dossier vert dessus, plie vite fait la couverture et débarrasse les tasses. Il lance alors un regard vers son hôte, tout en se dirigeant vers la cuisine, les tasses à la main.

« J’t’en prie, installe toi, fais comme chez toi. Tu veux boire quoi ? »

Il a lancé la question en l’air, lui-même ne sachant pas ce qu’il a à proposer. Ca fait un sacré moment qu’une personne autre que Kei a mis les pieds ici. Qui a dit asocial ?

Cutter ne parle pas, lèvres closes dans leur moue perpétuellement pensive et un peu triste, yeux verts détaillant rapidement et avec au final assez peu d’intérêt le décor qui l’entoure. En fait, il ne l’observe que d’un point de vue purement analytique, ne s’arrêtant absolument pas aux qualités plastiques – presque nulles – de l’immeuble. Il cherche quel endroit est le mieux pour tendre une embuscade, les endroits par lesquels on peut fuir en cas d’attaque, ce genre de choses, sans vraiment y penser. Automatisme ancré dans son comportement. Le regard droit et calme d’oiseau de proie se pose sur le visage sec de Keilan quand ce dernier lui parle, mais le M, de nouveau très peu loquace, se contente d’acquiescer, suivant d’abord du regard la vieille femme qui passe, et dont il perçoit l’odeur rance et aigrie, puis la porte d’entrée derrière laquelle on lui promet du « bordel ».

Finalement, c’est beaucoup plus rangé que ce à quoi s’attendait Cutter. C’est vrai, quand lui il trouve qu’il y a du bordel, il ne peut plus poser un pied sur le sol tellement il y a d’objets qui traînent au sol. Quoique, si, il peut toujours marcher sur les choses qui traînent, si elles sont par terre c’est qu’elles ne sont pas importantes, donc il peut marcher dessus et les casser sans rien craindre. Dans cet environnement qui n’est pas le sien, Cutter se garde de casser quoi que ce soit, marchant dans des zones où il ne peut rien faire tomber, surveillant du coin de l’œil le brun ranger un peu. Ca manque cruellement de décoration, mais le blond ne peut pas vraiment se dire qu’il s’attendait à des photos de femme et d’enfants souriants. Keilan en aurait l’âge sans aucun problème, mais niveau imagination, ça coince, allez savoir pourquoi… Histoire de ne pas trop gêner et de ne pas prendre trop de place, le M va se poser là où il lui semble qu’il est bon de le faire.

Le canapé. Il en éprouve la texture en remuant un peu, une fois assis dedans, les épaules un peu coincées, l’air un peu guindé. Si Kei est pas habitué à recevoir du monde, le blond est pas vraiment habitué à être invité. Tiens, parlant de ça, faudrait peut-être prévenir le collègue qu’il ne rentre pas tout de suite, et que s’il veut manger ce soir, il va devoir se familiariser avec Monsieur Onde, Micro de son prénom. Il sort un portable à clapet de sa poche, et tape un texto à une vitesse assez impressionnante – ça aussi, ça a été optimisé par le sérum, même si c’était pas tout à fait l’idée de base des généticiens. Il range à peine le téléphone dans sa poche quand Keilan lui demande ce qu’il veut boire.

Euh. Excellente question ? Il allait demander un café, mais s’il demande ça, l’Arnaith brun va en vouloir un aussi, et vu sa tête, sans être méchant, il en a pas besoin. Il sursaute alors que l’accusé de réception de son message fait vibrer le téléphone, coupant sa réflexion. Et quand Keilan revient vers lui avec un air interrogateur, il ne peut que le regarder avec une petite expression perplexe au fond de ses yeux verts clairs. Il ne va pas lui faire l’affront de demander « j’sais pas, t’as quoi ? », réponse énervante au possible, alors il tente de réfléchir le plus vite qu’il peut – et il peut peu, par le fait.

« Je… Du coca, v… tu as ? »

Oui parce que la firme à la couleur rouge a résisté à la pandémie, aux manipulations génétiques, au temps et aux divers cracks boursiers qui ont marqué les siècles, et existe toujours… Normal, c’est trop bon, le coca cola. Le blond accompagne sa demande d’un joli sourire, une manière de demander pardon pour le temps mis à répondre, et il se retrouve bientôt à squatter une moitié du canapé, un verre de coca en main, les yeux fixés sur Keilan. Il a pas beaucoup de conversation, mais il est prêt à écouter.

[HJ : Page 2 \o/ ! ]

Empilant les tasses dans l’évier déjà bien rempli (hé non, Keilan n’a pas de lave-vaisselle, faut dire aussi, quand on vit seul et qu’on est jamais là, ça sert pas à grand-chose…), l’Arnaith brun jette un regard interrogateur vers son hôte qui s’est installé dans le canapé. Voyant celui-ci hésiter, Kei se tourne pour faire rapidement l’inventaire de ce qu’il a à proposer. En alcool, il lui reste une demi-bouteille de whisky et un fond de cognac, au frais, deux bouteilles de Coca (ben ouais, ça change du café…) et bien entendu la cafetière prête à tourner. Ca fait pas grand-chose quand même, va falloir qu’il pense à renflouer un peu les stocks…

« Ouais, ça, j’ai ! »

Au passage, Keilan note tout de même avec plaisir que Cutter s’est enfin décidé à le tutoyer. Il ouvre le placard au dessus de l’évier où sont habituellement rangés les verres. Zut ! Vide. Il récupère deux verres dans le tas de vaisselle et les lave rapidement. Il commence ensuite par remplir un verre de Coca puis remplit l’autre au deux tiers qu’il complète avec du whisky. Dilué comme il est, ça se voit même pas. Il sort des glaçons du freezer et en ajoute deux par verre. Satisfait, il s’avance dans le salon tendant le verre sans alcool à Cutter avec un sourire.

« Tiens. »

Il pose le sien sur la table, enlève son manteau pour le suspendre au portemanteau situé derrière la porte et vient prendre place à côté du M. Il attrape son verre et se cale confortablement au fond du canapé. Il se sent bien, là. Ses peurs et son stress se sont retirés dans un coin de son esprit. Il ferme les yeux et pousse alors un long soupir d’apaisement.

« ‘tain ça fait du bien de s’poser un peu ! »

Il marque une pause pour siroter un peu son whisky-coca, ses yeux noirs brillants de fatigue se portant sur le blond. Il ne sait pas pourquoi mais sa présence le rassure.

« Ca fait longtemps que t’as rejoint les Arnaiths, toi ? »

Bien entendu, Kei aurait pu retrouver cette information demain en consultant son dossier. Mais il a envie de discuter avec le blond qui n’a pas l’air très loquace. Et puis si ça peut le faire rester un peu plus longtemps…

Cutter pose sur son supérieur un regard calme et un peu perplexe, se demandant ce que c’est que cette drôle manie qu’a tout le monde de ne pas supporter le silence et de vouloir à tout prix parler. Pour tout être humain normalement constitué, être invité chez quelqu’un puis laisser régner un silence de mort, c’est triste, voire pathétique. Mais le M n’est pas normalement constitué, ça commence à se savoir. Un léger sourire étire ses lèvres boudeuses, alors qu’il resserre un peu ses doigts sur son verre au contact glacial – pas trop quand même, faudrait pas lui péter.

« Vrai que t’as l’air un peu crevé. »

Sur cette déclaration sentencieuse et qui ne servait à rien dans la conversation, le blond trempe ses lèvres dans le coca, yeux verts fixés sur le breuvage sombre. On dirait qu’il découvre ce que c’est… Il se lèche les lèvres consciencieusement, et se décide à boire réellement deux ou trois gorgées de soda, yeux demi-fermés. En passant, il réfléchit à la réponse à donner à Keilan. Longtemps ? Il n’était pas Arnaith avant d’être un M, ça c’est sûr, mais depuis combien de temps prend-t-il ce sérum ? C’est ça le problème avec Cutter, c’est qu’il a des souvenirs assez flous. Il pose le verre trois quart plein sur la table basse, le poussant légèrement du bout des doigts pour qu’il ne reste pas au bord, des fois qu’il veuille se jeter par terre.

« Ca doit faire… Hm… 6 mois je dirais » déclare-t-il en reprenant une moue sérieuse pour regarder Keilan.

Il n’a pas l’air conscient de l’effet de calme qu’il produit sur le brun, et s’il le saurait il ne s’en étonnerait pas : Cutter est le calme incarné là où Nergal est le Bouddha, et donc il a souvent un effet léthargique sur les gens. Il tend le cou, un peu, et inspire l’air avec dans l’idée de savoir ce qu’il y a d’autre que du coca dans le verre de Keilan. Il aura bientôt trouvé – merci le sérum, merci Mankyewiz – et il se recale alors dans le fond du canapé, pas trop avachi sur un des accoudoirs. Il se tient plus ou moins droit, quoique bizarrement assis, mais c’est juste pour éviter d’avoir l’air d’une demi-portion à côté du brun… Et malgré son peu de talent pour la conversation, Cutter sent que c’est à son tour de la relancer ce coup-ci. Les lèvres se pincent, le regard vert clair se charge de réflexion. Mais que va-t-il bien pouvoir dire ?… Il ouvre la bouche, bien décidé à faire repartir la conversation, puis la referme, en manque d’inspiration.

Ok. Relations sociales, zéro pour le M Cutter. Histoire de se donner une excuse et de quoi occuper ses mains, il se saisit du verre de coca – qui n’avait rien demandé, le pauvre – et en boit une autre gorgée, réfléchissant. Ah si, il va parler du boulot, ça marche toujours ça, et puis ça fait une continuité avec ce que disait Keilan avant. Parler du travail, quelle idée de génie. Il se lèche à nouveau les lèvres avant de poursuivre, verre de coca en main, et yeux fixés sur ceux de son interlocuteur.

« Je pense que tu travailles beaucoup trop. »

Euh… A la base, il voulait pas dire ça ! Il garde néanmoins un air « normal », faisant un léger sourire d’excuse – très léger, faudrait pas qu’il pense qu’il se foute de sa gueule… Il se planque plus ou moins derrière son verre en un geste défensif – ça sert à rien Cutter, il sait que t’es là – et jette un coup d’œil dans la salle, en se disant que la déco laisse vraiment à désirer.

Allongé au fin fond du canapé, le verre de whisky-coca dans la main droite lâchement posée sur l’accoudoir, Keilan sent une délicate et chaleureuse torpeur l’envahir. Les yeux mi-clos, il entend Cutter annoncer qu’il est Arnaith depuis peu. Ben oui, six mois c’est peu, comparé aux onze ans qu’a passés le brun dans le service anti-créature. En fait, à l’heure actuelle, le quartier général Arnaith est sa véritable maison. Il n’a plus d’attaches sociales, même dans le cadre du travail, où ses relations dépassent rarement le cadre professionnel – les rares fois où cela est arrivé, c’est qu’il y avait un quelconque bénéfice en terme d’informations. Est-ce par manque de compagnie, de confident qu’il ressent tant d’affection pour le jeune blond assis à ses côtés ?

Surpris par ses propres pensées, Kei secoue la tête et se redresse, vidant d’un trait son verre. Le regard dans le vide, semblant fixer avec beaucoup d’intérêt le pied gauche de la table basse du salon, il hausse un sourcil, plus pour lui-même que pour son hôte. Il repose calmement son verre sur la table. Ca ne lui ressemble pas ce genre de sentiments… Du moins, ça fait longtemps qu’il n’a pas éprouvé ça. Lentement, il tourne la tête vers Cutter, le dévisageant un peu plus intensément que la bienséance ne l’autorise. Ses yeux verts clairs, ses traits fins, son petit sourire gêné suite à sa remarque troublant quelque peu son calme littéralement extraordinaire… Kei ne peut pas décemment nier que cet homme n’a pas d’effet sur lui, et il en est le premier étonné. Il sourit en réponse au M.

« C’est ce que ma chef m’a dit pour me renvoyer chez moi… »

Il marque une courte pause, se recalant au fond du canapé, beaucoup plus proche du blond que précédemment.

« Et elle n’a certainement pas tort. »

A peine s’est-il correctement installé que la torpeur qu’il l’avait précédemment assailli l’envahit de nouveau... Et ce coup-ci, Kei n'essaie même pas de lutter. Les quatre jours sans dormir, l’alcool, sa position confortable et la proximité de Cutter ont finalement raison de la conscience de l’Arnaith qui sombre dans un sommeil profond, sa tête venant reposer contre l’épaule robuste du M. Oups…

Dans la vie, il y a des moments où il faut savoir ne pas se voiler la face, accepter ses sentiments et tout le bordel, et même si Cutter est blindé de défauts ras la gueule et qu’il ne représente pas exactement la subtilité incarnée, il est capable de ça. Aussi se considère-t-il très lucidement comme étant de plus en plus mal à l’aise face à son supérieur, et il est également conscient de l’envie qu’il a de partir en courant le plus vite possible – et de faire comme s’il n’avait jamais croisé Keilan Suerte, ce sociopathe notoire. Dommage, sa mère a réussi à lui inculquer – difficilement, la pauvre femme – quelques notions de politesse et d’éducation. Et ces quelques bribes d’éducation empêchent le M de repousser violemment le brun hors de son espace vital, de défoncer la porte d’un coup de pied et de rentrer chez lui. Enfin, chez Nergal.

Au contraire, il se contraint à un petit sourire à l’intention de Keilan alors que ce dernier parle de Catelyn – la terrible chef Arnaith qui habite juste en face des deux M, et qui semble foutrement intéresser Nergal. De l’avis de certains collègues du jeune homme blond aux lèvres boudeuses, la jeune femme est très sexy, un véritable objet de fantasme. Cutter est assez peu réceptif à cette version des choses, et lui trouve tout simplement qu’elle a l’air d’une sacrée emmerdeuse. Nergal n’arrête pas de s’en plaindre plus ou moins fort, comme quoi tout est de sa faute – sauf peut-être à la base, la création des créatures vu son jeune âge mais sait-on jamais cette garce pourrait mentir et tout viendrait d’elle, ah foutue femelle va – et Keilan, lui, se voit interdit de bosser sous prétexte qu’il a des petits cernes de rien du tout sous les yeux. Bon, ok, Keilan ressemble plus à un mort-vivant fraîchement déterré qu’à un être humain normal… Et Cutter de se plonger dans une question existentielle : d’où l’Arnaith brun tire cette demi-tonne de boulot quand la section des M se fait gravement tartir dans le QG anti-créatures ?… Il y a des choses, en ce monde, qui ne sont accessibles qu’à l’élite semble-t-il, se dit philosophiquement le blond, lèvres pincées dans une moue de concentration…

Mais ses réflexions ne font jamais fléchir sa surveillance permanente de son environnement, et les yeux verts à l’expression absente n’ont pas quitté un seul instant Keilan – même quand il le dévisageait, il va pas rougir comme une gamine non plus. Et d’ailleurs, il ne bouge pas non plus quand le brun se recale dans le canapé, bien plus proche de lui que ne l’autoriserait l’étiquette militaire. Cutter est difficilement impressionné par les tentatives de contacts ou de séduction – et il a eu à en subir, parce que comme le faisait si subtilement remarquer Nergal, il fait un peu tapette – il laisse faire Keilan en se demandant jusqu’où il va oser aller… Sans lui-même jamais se rebiffer, on verra le moment venu.

Et si Keilan s’endort sur son épaule, c’est juste parce que Cutter l’a bien voulu – parce qu’il avait vu le coup venir, vu comme il le surveille. Même une fois hors de portée de surveillance, le blond ne laisse échapper aucun signe d’agacement, pas de soupir ni de mouvement de main désolé, rien. Il se contente d’allumer la télé – pas trop fort, il est respectueux du sommeil du supérieur, tiens – de croiser les pieds sur la table basse sans se soucier de tout salir avec ses grosses semelles crantées, et de siroter son coca, le plus naturellement du monde. Et Cutter peut tenir un long moment, comme ça, parce qu’il est de nature extrêmement patiente. Des bouddhistes, ces M, on vous a dit !

Keilan dort d’un sommeil sans rêves - ou plutôt sans cauchemars - un sommeil calme et profond comme il n’en a plus connu depuis plusieurs mois déjà. Appuyé sur le bras droit du M, sa tête reposant sur son épaule musclée, il est totalement détendu, sa poitrine régulièrement soulevée par sa profonde respiration. Ce n’est qu’après un long moment qu’il commence à entendre le son ténu de la télévision. Il ne réagit pas sur le coup, une partie de lui-même ne voulant pas quitter cet état léthargique ô combien plaisant, mais quand il perçoit clairement un bruit de coup de feu ( provenant de la télé, hein ), il revient brusquement à la réalité, écarquillant ses yeux bruns soulignés par des cernes un peu moins profondes.

Sans bouger, il rassemble rapidement ses idées, se remémorant tout d’abord le visage de la personne sur laquelle il s’est nonchalamment endormi. Cutter Hedberg, un jeune homme blond aux yeux verts, séduisant au possible et accessoirement M de son état... Il se rappelle alors pourquoi il se retrouve dans cette situation, sa rencontre avec Cutter, sous quel prétexte il l’a fait monter chez lui, le canapé si confortable... L’Arnaith brun est à la fois heureux que Cutter ne l’ait pas repoussé et déçu qu’il n’ait pas plus réagi que ça. Réalisant soudain qu’il n’a aucune idée du temps qu’il a passé à dormir, il se redresse s’appuyant sur le bras de Cutter.

" Quelle heure est-il ? "

Sa voix est encore un peu endormie et il étouffe un bâillement de sa main droite mais ses yeux sont à nouveau vifs et alertes. Il tourne son regard vers le blond.

" J’suis désolé, j’pensais pas m’endormir comme ça… J’espère que j’t’ai pas mis en retard ni rien… "

L’expression de son visage est sincère. Bien qu’il ne regrette aucunement ce qu’il vient de faire, son intention n’était pas d’ennuyer le M. Un peu gêné par l’absence de réaction du jeune blond - que ce soit positive ou négative – Keilan se lève et récupère les verres vides pour les ramener dans la cuisine.

" Ton coloc’ va ptêtre commencer à s’inquiéter. "

Il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie. Cependant, presque imperceptible et bien que Keilan ait tout fait pour l’empêcher, une pointe de jalousie perçait dans sa remarque…

Les films de cow-boy, y'a que ça de vrai. En tous cas quand on est en présence d'une télévision qui n'a pas accès aux chaînes câblées transmettant du porno 24h / 24. Du coup, Cutter visionne avec beaucoup de résignation les très vieux films de cow-boy, menton appuyé dans une main nonchalamment, et supérieur écroulé sur son épaule. Décevant ce petit Keilan, tiens, il l'aurait cru plus attaché à l'étiquette militaire, tout ça... Enfin il en faut un peu plus pour indigner le blond, qui se contente de subir son sort comme il vient, sans protester. Quand Keilan se redresse, il a droit à un coup d'oeil absent : Cutter ne sait pas vraiment quoi dire à un supérieur qui vient de se réveiller après une sieste sur son épaule. " C'était confortable, chef ? " lui paraît sous-entendre trop de choses - et puis tiens, il prend garde à ne pas sourire, des fois que ça pourrait être mal interprété. L'heure qu'il est ? Un rapide coup d'oeil sur le décodeur le renseigne, et sa voix claire et toujours très calme s'élève.

" 2h30. "

Mine de rien, le supérieur s'est endormi pendant un long moment ; surtout quand on met la chose en chiffre. Le jeune homme blond a un fin sourire, d'expression certes pas dérangée, il a plus la tête de quelqu'un qui sait un truc secret - et plus particulièrement, secret à son interlocuteur.

" C'est pas grave, j'suis pas en retard, ni rien. "

Et il a fait exprès de reprendre les mots mêmes de Keilan. Ca marque pas de l'agacement, c'est beaucoup plus subtil que ça. Impossible de savoir ce que le blond pense de la situation, avec son sourire en coin et ses yeux opaques. Une fois de plus il repose son verre - vide maintenant - sur la table basse, et son sourire s'agrandit légèrement.

" Par contre, maintenant j'ai faim, si ça... t'ennuie pas trop. "

Il a encore trébuché sur le tutoiement, mais c'est venu un peu plus naturellement qu'avant. La sieste sur l'épaule, y'a que ça de vrai pour vous rapprocher des gens ! Une fois Keilan décollé de ladite épaule, Cutter se rassied plus confortablement, s'affaissant sur lui-même dans le canapé, se faisant encore plus petit qu'il ne l'est déjà, se mettant un peu plus à l'aise. Et si on l'observe bien, on peut noter un certain relâchement de la surveillance constante qu'il exerce autour de lui habituellement ; il s'est convaincu qu'il ne peut rien lui arriver dans cette maison. Ce qui est le cas ?... A nouveau, il sourit quand Keilan fait allusion à Nergal.

" Lui, s'inquiéter ? Je suis un M, je vois pas ce qu'il pourrait m'arriver... Et lui non plus, il voit pas. "

D'ailleurs, c'est un peu le cas. Le blond passe une main dans ses cheveux, nonchalamment.

" Qu'il se mêle de son cul. "

Il fut un temps où Keilan savait « cuisiner ». Disons que quand on a grandi sans mère depuis l’âge de quatre ans, on apprend à se débrouiller. Adel – le paternel – avait beau faire de son mieux, il n’était pas tout le temps présent et était loin d’être un fin cuisinier. Rapidement, le petit Kei a donc du se préparer à manger seul et a fini par apprendre les rudiments culinaires, sans pour autant pousser le comble jusqu’à s’y intéresser véritablement. Disons que ses amis aimaient bien se faire inviter chez lui. Enfin, quand il en avait encore… Depuis son enrôlement chez les Arnaiths, Kei a peu à peu perdu toute vie sociale et par conséquent son art culinaire. Il se contente maintenant de plats préparés à réchauffer ou de sandwichs qu’il prend à la cafétéria du boulot. Et présentement, le stock appartemental est – Kei ouvre le placard pour vérifier mais il en est quasiment sûr – à sec…

« Euuuuhh… Attends j’regarde c’que j’ai… »

Génial Kei, superbe la réflexion pour meubler. Enfin bon, au moins, il sait que tu l’as entendu. Te reste plus qu’à retourner tous tes placards en croisant les doigts pour trouver quelque chose… Premier : vide, deuxième : vide, troisième : … un paquet de ramens au poulet lyophilisés… Bon, ça a le mérite de bien caler l’estomac et c’toujours mieux que rien. L’Arnaith brun se tourne vers son invité de la soirée, un sourire gêné sur les lèvres (décidemment, il avait rarement été aussi souvent gêné en une soirée…).

« Tu aimes les ramens ? »

Toutes façons, c’est pas comme s’il avait le choix. N’attendant pas la réponse de Cutter, il sort deux bols et les remplit d’eau, avant de les mettre au micro-onde. La prochaine fois qu’il invitera le M – hé oui, il songe déjà à le réinviter… – il tachera de faire mieux quand même. Le temps que l’eau chauffe, Il s’avance dans le salon, s’appuyant sur l’avant du bar, son regard posé sur le M blond, qui semble beaucoup plus à l’aise qu’à son entrée dans l’appartement, au grand plaisir du brun. Il hoche la tête devant l’affirmation d’invulnérabilité et d’indépendance de Cutter.

« Effectivement… J’dois avouer qu’avant d’avoir discuté avec toi, vous me foutiez plutôt la trouille…»

Quitte à être franc, autant l’être jusqu’au bout. Surtout que vu l’entrainement qu’on leur faisait subir, le M avait du sentir sa méfiance lors de leur rencontre.

BIIIIIP !

Le micro-onde… Keilan retourne en cuisine et revient une minute plus tard avec les deux bols de ramens et quatre baguettes sur un plateau. Il dépose le tout sur la table basse puis s’installe sur le canapé.

« Promis, quand tu reviendras, j’aurais de quoi préparer quelque chose de mieux que ça. J’me débrouille pas trop mal en cuisine normalement. »

D’un geste expérimenté, il se saisit des baguettes et de son bol et commence à remuer ses ramens en soufflant.

« Bon app’ ! »

Autant Keilan a l’air de s’agiter bizarrement depuis qu’il est réveillé, autant Cutter se calme de plus en plus, confortablement calé dans le canapé – beaucoup plus confortable que celui de Nergal, cette saloperie en vinyle qui couine dès qu’on lui fait l’affront de poser ses fesses dedans – yeux demi-fermés suivant à peine les mouvements de son supérieur. Il était assez mal à l’aise en entrant, mais finalement il se sent bien – et puis bon, ce serait pas très sympa de montrer au brun combien il est sur le qui-vive sans arrêt. Après tout, face à Keilan, il est sûrement capable de se défendre, même si l’autre est plus grand que lui… Quand bien même le brun s’avérait être une créature tigre, nul doute que Cutter saurait s’en dépatouiller – avec plus ou moins de mal, mais c’est pas la question ! Et comme il n’est pas champion en répliques sensationnelles non plus, il ne se formalisera pas de la formule de son supérieur. De toute façon, il a bien senti qu’il n’y avait pas beaucoup de vie dans cet appart, alors ça ne l’étonne qu’à moitié qu’aucune odeur de nourriture ne s’échappe des placards successivement ouverts.

Il lève paresseusement une paupière sur un œil vert étonnamment vif quand Keilan sort victorieusement un paquet de ramens. S’il aime les ramens ? Tant que c’est comestible et que ça donne pas mal au ventre, Cutter est prêt à tout avaler pour calmer sa faim. La question de Keilan se répercute pourtant dans son esprit. Est-ce qu’il a déjà mangé des ramens, au juste ? … Mais c’est que ça tourne à la question de l’année, ça, tellement c’en est une bonne ! Il reste concentré sur la chose au moins cinq minutes d’affilée, regard fixé sur la télé sans la regarder. Et celui qui le sort de sa léthargie – parce venant du blond c’est plus de la léthargie qu’une réelle réflexion, faut pas se leurrer non plus – c’est encore et toujours le même fifrelin : Keilan. Au premier abord, il lui avait pourtant paru être quelqu’un de très posé et d’assez silencieux… On dirait pourtant qu’il aime bien parler, finalement. Et là, Cutter se dit qu’il ferait peut-être bien de faire des efforts de conversation, sous peine d’être taxé de plus mauvais invité de l’année. Ca lui importe absolument pas mais face à Keilan… Oh posez pas ce genre de questions auxquelles il préfère ne pas répondre, ok ?

« En fait, j’arrive pas à me souvenir si j’en ai déjà mangé ou pas… Mais je suis pas difficile, donc pas de souci. Ca vient d’où au fait ? »

Cutter doit être le dernier homme sur terre à ne pas savoir d’où viennent les ramens – mais il a résisté au manga de légende qu’est devenu Naruto, en bon emmerdeur et électron libre qu’il est. Il accroche à ses lèvres un vague sourire aimable, soucieux de paraître de bonne compagnie face à son… non face à Keilan. La hiérarchie c’est important, c’est vrai, mais y’a des moments où faut savoir l’oublier. Et quand on mange des ramens avec un supérieur à deux heures trente du matin, ça fait partie des moments où on peut la mettre au placard. Le blond bat des cils, un peu déstabilisé, passant une main sur la nuque.

« Oh mais, on est flippant… Enfin, moi je fais pas trop peur encore. Mais Nergal par exemple… Enfin, lui c’est surtout son humour qui fait peur, si on va par là… »

Opinion purement personnelle sur le colocataire – et son humour qui fait peur. Il observe avec beaucoup d’intérêt les bols et baguettes fraîchement débarqués sur la table basse, et fait la moue, un peu plus qu’à l’accoutumée.

« Euh je suis pas certain de savoir me débrouiller avec ça » déclare-t-il très sérieusement en pointant les baguettes de son index gauche – celui qui surplombe l’impressionnante cicatrice qui zèbre la main.

Un sourire un peu figé, surpris, en fait étire ses lèvres, alors qu’il regarde fixement la fumée s’échappant d’un des deux bols de nouilles instantanées. La phrase de Keilan l’a un tout petit peu chopé en plein vol, et il ne fait rien pour s’en cacher. « Quand tu reviendras ? » Enfin, il se remet en mouvement. Ca le gêne pas, finalement, de revenir ici. C’est même intéressant de voir si Keilan est capable de remettre un peu de vie dans son appartement désert… Il ne répond pas au bon appétit ; ne pas s’exclamer ça avant de manger faisait partie intégrante de l’éducation stricte de maman, et il touille vaguement sa mixture du bout de la baguette, humant l’air discrètement. Ca a même l’air bon, dis donc…

« T’as jamais mangé de ramens ? »

L’Arnaith brun lance un regard vraiment étonné à son invité. Décidemment, ce jeune homme n’arrêtera pas de le surprendre.

« T’es vraiment plein de surprises, dis moi. Hmm… Ca ressemble à des spaghettis servies dans un bol de bouillon aromatisé. Ca vient du Japon, j’crois bien. J’espère que t’vas aimer. »

Voyant que le M n’avait pas l’air de vouloir répondre à son bon appétit, il saisit d’une main experte une baguettée de ramens et commence à manger - c’est qu’il aurait faim lui aussi, mine de rien. La bouche pleine, il jette un œil au M à ses côtés et constate d’un air amusé qu’il a l’air bien embêté avec ses baguettes. Il le laisse galérer encore un peu, le temps de finir sa bouchée puis se décide à lui filer un coup de main, posant son propre bol sur la table.

« Attends, j’te montre comment on se sert de ça. T’verras, une fois qu’on a chopé le coup de main, ça va tout seul.»

Il prend la main de Cutter et ajuste les baguettes dans la bonne position, lui faisant mimer le geste à effectuer pour se saisir des longs filaments qui nagent à la surface du bouillon. L’air de rien, la situation a quelque chose de comique et Keilan semble beaucoup s’amuser. Serait-il en manque de compagnie ? Possible… Ca commençait à faire longtemps qu’il n’avait pas passé un moment de détente avec quelqu’un et il doit bien avouer maintenant que ça lui manquait.

Toujours est-il qu’une fois assuré que son compagnon est en mesure de s’en sortir sans s’ébouillanter, il s’installe plus confortablement dans le canapé, sirotant son bouillon au poulet et jetant régulièrement des regards en coin au blond qui se bat avec ses ramens. Il laisse planer un peu le silence – pas gêné mais plutôt amical – qui s’installe, à peine troublé par les bruits de baguettes.

« Au fait, qu’est-ce que tu t’es fait à la main gauche ? »

Il avait remarqué la cicatrice plus tôt mais, absorbé par son enseignement ( et troublé par la proximité de Cutter ), elle lui était sortie de l’esprit. Il avait posé la question avec une curiosité non feinte et son expression était presque soucieuse… Comme s’il se faisait du souci pour le jeune M... Mais qu’est-ce qui lui arrive, bordel ?

Non Cutter a jamais mangé de ramens de sa vie, et devant la surprise affichée par Keilan devant cette information, il commence à se demander s’il a pas loupé quelque chose de genre, grave cool et méga important jusqu’à l’âge vénérable de 29 ans. Il lance donc un coup d’œil circonspect au bol de nouilles noyées dans l’eau, moue dubitative aux lèvres ; enfin c’est peu ou prou son expression habituelle… Japoniais, hein ? La seule chose que Cutter a retenu du Japon et de ses charmants autochtones, c’est qu’ils ont les jambes et les dents tordues – et qu’il aime pas ça. Enfin avoir les jambes et les dents tordues ne doit pas influer sur les goûts culinaires… Mais au fait, c’est eux qui mangent du chien ? Que de questions, décidément le Japon est un pays bizarre. Le must du bizarre étant manger avec des baguettes quand la fourchette est si pratique n’est-ce pas. Vu qu’il a jamais essayé de manger avec un tel objet, il continue de touiller ses nouilles avec intérêt, en se demandant si le brun va prendre pitié de lui, et lui donner une fourchette – ou lui montrer comment on fait. Même en regardant en coin vers les doigts de Keilan, il arrive pas à reproduire le mouvement.

Et il laisse Keilan le toucher pour lui montrer comment maîtriser la baguette de ramen maléfique, sourcils froncés dans une expression de concentration chiffonnée. Il a moins de mal à s’intéresser à son environnement, son corps habitué arrivant mieux à amortir l’effet choc des calmants quelques heures après la prise. Il observe attentivement le positionnement de ses phalanges sur les morceaux de bois, prend une moue concentrée, et en quelques minutes, il maîtrise parfaitement l’objet. Il peut même faire la majorette avec, s’amusant à les faire tourner rapidement entre ses doigts. Oui c’est énervant ce genre de mecs, qui maîtrisent tout ce qui est manuel en quelques minutes seulement, là où il faut normalement un peu d’entraînement… Il arrive même à faire des petites balles de nouilles bien tassées, beaucoup plus pratiques à manger ainsi que sous leur forme habituelle échevelée. Et quand Keilan lui pose sa question, il mâche rapidement les pâtes qu’il avait en bouche avant de les avaler rapidement, posant un regard vert sur sa cicatrice. Il repose le bol déjà bien entamé sur la table basse, et se cale dans le fond du canapé, pas loin du brun, histoire de lui montrer ce qui est arrivé à la pauvre main gauche.

« Un coup de griffes d’une créature. C’est entré ici, entre les os de l’index et du pouce… »

Il mime la pénétration de la griffe dans la chair, et avec le dessin de la cicatrice, on voit très bien que c’est l’articulation renforcée au sérum qui a stoppé la progression. Il secoue la main en se souvenant de la douleur éprouvée lors de cette blessure, et fait un léger sourire à Keilan.

« Grossière erreur de débutant, la créature m’a pas loupé… Normal ! »

C’est dangereux, la vie d’un M. Il regarde encore un peu sa main, puis jette un regard en coin à Keilan, avant de s’attaquer à nouveau à son bol de ramens, de la main droite, évidemment.

« Maintenant, elle est plus ou moins inutilisable… Mais ça fait plus mal du tout » termine-t-il devant l’expression soucieuse du brun.